La tour de Babel : ce que l’archéologie révèle du mythe

Notre imaginaire s’est nourri du récit de la Genèse, qui popularisa cette construction aussi démesurée que l’orgueil des hommes qui l’édifièrent.  Et si cette tour ne relevait pas que du mythe ?

De Francis Joannès, Professeur d’histoire ancienne à l'université Paris 1 Panthéon-Sorbonne

 

Tour de babel

 

Au cœur de la ville de Babylone, entre le début du 6e et le début du 5e siècle av. J.-C., se dressa dans toute sa majesté l’un des monuments les plus célèbres de l’Antiquité : la tour à étages, ou ziggourat, dédiée au dieu principal de la ville, Bêl-Marduk, et acco­lée au temple où résidait sa statue de culte, l’Esagil.

La ziggourat elle-même portait un nom distinct en langue sumérienne : Etemenanki, c’est-à-dire le « temple fondement du ciel et de la terre ». Elle illustrait la force symbolique de sa situation, au milieu de la ville qui était elle-même centre de l’univers, comme un pivot reliant la terre et ses tréfonds au ciel, résidence des dieux du panthéon mésopotamien. La date de l’édification initiale de l’Etemenanki reste matière à conjectures. Il faut attendre en fait une date assez tardive, à la fin du 2e millénaire, pour en trouver une mention écrite.

On situe vers le 12e siècle av. J.-C. la mise en forme d’une liste lexicale en écriture cunéiforme, appelée Tintir (l’un des noms sumériens de Babylone), qui enregistre les éléments marquants de la topo­graphie de la ville et cite, dans sa quatrième tablette, la ziggourat en seconde position, juste après l’Esagil. Et ce n’est que dans une inscription du roi assy­rien Sennachérib (704-681) que l’on voit l’Etemenanki cité dans un contexte historique précis, celui de la destruction que le roi ordonne des monuments de Babylone en 689 av. J.-C., pour la punir de s’être rebellée contre lui.

 

UN MILLE-FEUILLE ARCHITECTURAL 

 

Selon les résultats des fouilles archéologiques alle­mandes menées au début du 20e siècle à Baby­lone, l’Etemenanki a compté trois strates successives de construction : une première structure, sur une base carrée de 65 mètres de côté, recouverte par une deuxième, établie sur un carré de 73 mètres de côté, qui fut porté à 91 mètres pour la troisième. Les spécialistes discutent encore sur l’attribution de ces différents niveaux de construction, un consensus se dégageant pour faire de la dernière structure l’œuvre des rois assyriens Assarhaddon (680-669) et Assurbanipal (668-630), achevée par les rois babyloniens Nabopolassar (626-605) et Nabuchodonosor II (604-562). C’est donc le deuxième état qui aurait été détruit en 689 av. J.-C. par Sennachérib, avant de faire l’objet d’une magnifique restauration.

La question de la hauteur et de l’organisation architecturale de la ziggourat fait encore débat, puisque rien n’a été retrouvé à Babylone de l’Etemenanki, si ce n’est sa plate-forme de fondation, établie effectivement sur une base d’à peu près 90 mètres de ­côté. Il existe deux thèses. La première s’appuie sur les données métrologiques fournies par une tablette cunéiforme, appelée « tablette de ­l’Esagil ». Rédi­gée en 229 av. J.-C., elle donne les dimensions de plusieurs bâtiments du sanctuaire de Marduk à Babylone, dont l’Etemenanki : la base de la ziggourat s’inscrit dans un carré de 90 mètres de côté et compte 6 étages, couronnés par un temple haut appelé ­šahuru. Le premier étage est haut de 33 mètres, le ­deuxième, de 18 mètres, et chaque étage suivant s’élève à 6 mètres. Le šahuru mesure quant à lui 15 mètres de haut. La hauteur de l’ensemble s’établit donc à 90 mètres, et la tour à étages se présente comme une pyramide parfaite, s’inscrivant dans un cube aux arêtes de 90 mètres.

 

Tour de babel

 

L’iconographie d’une stèle de pierre provenant vraisemblablement de Babylone conforte ces données : elle repré­sente une ziggourat de 6 étages avec un temple au sommet. La seconde thèse reprend certains éléments de la tablette de l’Esagil, mais elle prend en compte les contraintes matérielles ­qu’entraîne une construction faite, pour l’essentiel, de briques d’argile séchées au soleil, dont les différents lits sont renforcés par des nattes de roseaux et par du bitume. Seul le pare­ment extérieur de l’Etemenanki semble avoir été fait de briques cuites, certaines vernissées en bleu. Il existe, de ce fait, de réelles difficultés pour édifier, avec ce type de structure architecturale, un bâtiment aussi élevé par rapport à une base de 90 mètres de côté.

La tablette de ­l’Esagil mentionnerait donc des éléments réels et d’autres relevant d’une numération ésotérique ; la véri­table hauteur de la tour aurait été, pour des raisons de stabilité, dans une proportion de deux tiers par rapport au côté du carré de base, c’est-à-dire environ 60 mètres.

La fonction de l’Etemenanki, comme celle de toutes les ziggourats de Mésopotamie, était de fournir, par son sanctuaire sommital, un complément au temple du bas, l’Esagil, où résidait le dieu Marduk. Les indications de la tablette de l’Esagil sont, de ce point de vue, très précises : le temple du sommet comprenait une entrée et une cage d’escalier menant probablement à une terrasse, une cour centrale de 65 mètres carrés et 7 pièces qui servaient de chapelle aux divinités : celle du dieu Marduk, probablement partagée avec Zarpanitu (ou Beltiya), son épouse divine, était la plus grande, avec 48 mètres carrés. Le dieu disposait aussi d’une chambre à coucher de 37,5 mètres carrés, pourvue d’un lit majestueux de 4,5 mètres de long sur 2 mètres de large. Son père, le dieu Ea, occupait une chapelle à laquelle était associée une autre pièce pour son vizir, le dieu Nusku. Les anciens chefs du panthéon suméro-akkadien, les dieux Anu et Enlil, auxquels Marduk avait succédé comme roi des dieux, avaient droit à une chapelle commune, tandis que le fils de Marduk, le dieu Nabu, et son épouse, la déesse Tašmetu, occupaient chacun une chapelle de 18 mètres carrés. C’est donc l’élite du panthéon mésopotamien, depuis le 3e millénaire sumérien jusqu’à l’état du 1er millénaire, qui était logée au sommet de la ziggourat et qui y recevait un culte lié aux aspects célestes de ces divinités.

Les rituels qui s’y déroulaient n’ont pas été conservés, mais devaient certainement inclure des invocations aux étoiles, dans lesquelles s’incarnaient ces dieux. Ainsi, la fonction de la ziggourat et de son temple était avant tout religieuse, et ces deux édifices constituaient un espace sacré accessible seulement aux erib biti, les prêtres consacrés du temple. Les activités astronomiques et astrologiques, auxquelles se livraient les lettrés et les savants de Babylone, ne se déroulaient donc pas au sommet de l’Etemenanki, même si le sanctuaire de Marduk patronnait leurs activités et en conservait les écrits dans sa bibliothèque.

 

VICTIME D'UNE LENTE DÉCHÉANCE 

 

Quelle que soit sa hauteur, la ziggourat de ­Babylone était sans doute le monument le plus spectaculaire de la ville, visible à des dizaines de kilomètres de distance dans la vaste plaine de Mésopotamie centrale. Elle témoignait de la présence de Marduk dans sa cité et de la protection qu’il étendait sur elle. Elle indiquait aussi l’endroit symbolique où se trouvait le centre de l’univers, selon la vision mésopotamienne du monde. Il n’est donc pas étonnant que les gens du pays de Juda, qui furent déportés en Babylonie à partir, surtout, de 587 av. J.-C., aient été impressionnés par cet édifice d’un style totalement inconnu à Jérusalem.

La Bible, qui connut à ce moment sa première véritable mise en forme, intégra donc la « tour de Babel » dans le récit de la Genèse, à la suite de l’épisode du Déluge. Elle en fit une marque de l’impossibilité pour l’humanité d’atteindre les cieux, malgré ses efforts pour bâtir un monument d’une élévation inédite. Et la situation contemporaine de Babylone, capitale cosmopolite d’un empire qui couvrait alors tout le Proche-Orient, illustrait bien la diversité des langues qui fut la conséquence de l’échec de l’entreprise.

Au-delà de ce mythe de la tour de Babel, la ziggourat de Babylone connut des vicissitudes que n’avait pas prévues Nabuchodonosor II lorsqu’il en paracheva le dernier état. La conquête de l’empire de Babylone par les Perses en 539 av. J.-C. entraîna l’abandon progressif des bâti­ments religieux. La fragilité des constructions en briques crues fit que la tour se dégrada très vite. Les révoltes de Babylone contre le roi perse Xerxès en 484 av. J.-C. accélérèrent le désintérêt pour les monuments de la métropole méso­potamienne.

Lorsqu’Alexandre le Grand pénétra dans Babylone en octobre 331, l’Esagil et l’Etemenanki étaient en triste état, et le Conquérant décida de les restaurer. Mais son absence puis sa mort en 323 av. J.-C firent que les travaux n’avancèrent que très lentement. En fait, après l’enlèvement des déblais qui s’accumulaient sur la ziggourat, la restauration prévue ne fut jamais achevée. Le monument fut peu à peu désacralisé pour deve­nir, au fil des siècles, une carrière de briques ; celles-ci servirent à bâtir les maisons des villages qui s’implantèrent à l’emplacement de Babylone, quand la ville disparut dans les premiers siècles de l’ère chrétienne ; d’autres furent utilisées pour enrichir la terre des champs avoisinants.

Au bout du processus, il ne demeura plus que l’empreinte de l’Etemenanki, un carré marécageux de 90 mètres de côté, pourtant encore bien visi­ble sur les photos satellite.

 

Source : https://www.nationalgeographic.fr/histoire/la-tour-de-babel-ce-que-larcheologie-revele-du-mythe?fbclid=IwAR2oNa0Zl0SywEZU2NiQwu3321VexWdiAZrRoOWEHHpp8YehO3hhcLTw9ic

 

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