La Turquie est-elle en train de payer son engagement dans la crise syrienne? Ankara a été la première capitale à dénoncer la répression sanglante du régime, dès le mois de juin 2011. Ankara en est aujourd'hui convaincu: Damas, qui veut lui faire payer son soutien à l'opposition, cherche à faire en sorte que la guerre déborde en Turquie. Le double attentat à la voiture piégée survenu samedi 11 mai dans la petite ville turque de Reyhanli, dans la province de Hatay (Sud), a rapidement été interprété en ce sens. En février 2013 déjà, dans cette même localité, huit personnes avaient trouvé la mort dans l'explosion d'une voiture piégée. Le Premier ministre Recep Tayyip Erdogan accuse Damas de vouloir entraîner la Turquie "dans un scénario catastrophe".
En juin 2011, après avoir joué la carte de la diplomatie, Ankara hausse le ton. Le Premier ministre dénonce la répression effrénée du pouvoir baassiste. Un ton que le chercheur de l'Institut des relations internationales et stratégiques (IRIS) Didier Billion qualifie de "va-t-en guerre". Depuis l'été 2011, la diplomatie turque condamne avec fermeté le régime alaouite, soutient les insurgés, offre une base arrière à la rébellion et accueille des centaines de milliers de réfugiés. Une position de franc-tireur dans le concert des nations. "Depuis plusieurs mois, les Turcs ne cessent d'appeler la Communauté internationale à être moins frileuse sur le dossier syrien, analyse Didier Billion. Ankara réclame, à l'instar des monarchies pétrolières, une aide accrue aux insurgés, notamment en leur livrant des armes."
A défaut d'une gestion multilatérale, l'Etat turc s'investit pleinement dans la crise. C'est le pays qui accueille le plus de réfugiés syriens, répartis dans 17 camps aux abords d'une frontière longue de 900 kilomètres. Ils seraient déjà 300 000, un chiffre qui pourrait tripler dans l'année selon un récent rapport de l'international Crisis Group. Cette gestion humanitaire a un coût : la Turquie a dépensé 750 millions de dollars jusqu'à présent, mais n'a reçu que 100 millions de dollars d'aide internationale. " Les camps de réfugiés constituent une arme politique pour le gouvernement turc, observe Didier Billion. L'afflux de réfugiés est l'occasion de rappeler aux puissances occidentales que la Turquie n'est pas vouée à gérer toute seule les conséquences humanitaires liées à la guerre syrienne."
A la frontière, l'Etat turc ne prodigue pas seulement des soins aux familles déracinées, il offre une base arrière aux combattants de l'opposition syrienne. Ils peuvent s'y reposer, se réarmer, recevoir des soins et visiter leurs familles en exil. Sans cet appui logistique et humanitaire, la rébellion aurait été rapidement balayée par les chars de l'armée syrienne. Mais cette équation peut-elle tenir? La guerre s'enlise et prend des allures de fuite en avant, du côté du régime comme celui des insurgés.
Pour le chef de la diplomatie turque Ahmet Davutoglu, le silence n'a que trop duré. Deux ans et demi après les premières manifestations, la Turquie n'est pas en mesure de répondre seule à la crise régionale qui se profile. "Le dernier attentat montre comment une étincelle se transforme en incendie lorsque la communauté internationale demeure silencieuse et que le Conseil de sécurité de l'ONU échoue à agir", affirme-t-il. "Le régime syrien a franchi, depuis longtemps, la ligne rouge" lançait pour sa part la semaine dernière Erdogan lors d'une interview à la chaîne américaine NBC. Sur le plan intérieur, cet enlisement n'est pas sans conséquence. Selon un récent sondage, près de 60% des Turcs critiquent la gestion de la crise par le Premier ministre. "Le gouvernement voit depuis six mois sa côte de popularité baisser", remarque Dorothée Schmid, chercheure à l'IRIS.
Ce n'est sans doute pas un hasard si les deux attentats ont eu lieu dans la région frontalière d'Hatay. Il s'agit en effet de l'ancien sandjak d'Alexandrette qui était rattaché à la Syrie jusqu'à l'accord franco-turc de juin 1939. Et Damas n'a jamais vraiment accepté d'être privé de ce territoire.
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